+33.1.87.44.92.43
La crise sanitaire de la Covid-19 a été un accélérateur incroyable de la mise en place du télétravail. En quelques mois, voire même quelques semaines, ce qui était auparavant un épiphénomène est devenu une évidence. Après plusieurs mois de pratique de cette façon de travailler, il devient intéressant de regarder ce que cela traduit des entreprises, et notamment de la qualité globale de leur management, qui est, comme l’écrivit Peter Drucker, “une activité visant à obtenir des hommes un résultat collectif en leur donnant un but commun, des valeurs communes, une organisation convenable et la formation nécessaire pour qu’ils soient performants et puissent s’adapter au changement.”
Le 6 septembre 2021 est parue une étude menée par l’Union Générale des Ingénieurs, Cadres et Techniciens (Ugict) de la CGT auprès de 14 800 personnes. Il en ressort que l’appétence pour le télétravail est sans commune mesure : 98 % y sont favorables. Pour compléter, une enquête réalisée par LBM Worklabs révèle que les Français souhaitent en moyenne télétravailler 2 jours par semaine. Le télétravail ne semble donc pas être juste une envie de rester chez soi pour éviter les trajets quotidiens domicile-travail (temps a priori gagné : 50 heures par an pour un jour de télétravail hebdomadaire, soit un peu plus d’une heure par semaine du fait des congés). Et de plus, près d’une personne sur cinq souhaite 4 ou 5 jours de télétravail par semaine ! Quelle interprétation en faire ?
En écoutant ce que les collaborateurs disent trouver de positif dans le télétravail, plusieurs éléments ressortent :
- “Je travaille mieux chez moi car je peux mieux me concentrer.”
- “En télétravail, les réunions sont plus efficaces.”
- “Je suis loin de mon manager, ce qui me permet d’éviter son contrôle permanent.”
- “J’ai un meilleur équilibre entre ma vie professionnelle et ma vie personnelle.”
Dans tous ces cas, la qualité managériale de l’entreprise apparaît en creux.
Le télétravail, révélateur d’une productivité mise à mal sur site
Ainsi, mieux travailler chez soi car on est moins dérangé est symptomatique des problèmes d’interruptions régulières subies par les collaborateurs dans l’entreprise. D’autant plus quand on est en open space (impossible de “s’enfermer” dans son bureau).
Certaines entreprises avaient déjà mis en place, avant la crise sanitaire, des espaces de travail clos au travers de salles individuelles. Nombre de salariés avaient aussi pris l’habitude de réserver une salle de réunion pour s’isoler. Mais il n’était pas possible que chacun ait la sienne, ce que le domicile permet, dès lors qu’il est assez spacieux et sans éléments perturbateurs, comme des enfants en bas âge par exemple. Le profil type du télétravailleur est d’ailleurs quelqu’un ayant 42 ans, donc une personne ayant en général des enfants en âge d’être à l’école.
Néanmoins, cette recherche, au travers du télétravail, d’un espace de calme pour mieux se concentrer et travailler sur des dossiers de fond, démontre une absence de modes de fonctionnement pertinents dans l’entreprise. C’est pourtant le rôle du management (au sens global) de l’apporter et de donner à ses collaborateurs le cadre de travail adéquat à la performance.
Le télétravail, facilitateur illusoire de réunions efficaces
Cette notion d’efficacité dans le travail se retrouve aussi dans ce constat qu’en télétravail, les réunions sont plus efficaces : pas de temps perdu à passer d’une salle à l’autre (donc, en général, elles débutent et finissent à l’heure), plus souvent un ordre du jour, etc. Là aussi, c’est le symptôme que la gestion des réunions dans les bureaux de l’entreprise est mauvaise.
Ne pas réussir, en étant dans les locaux de la société, à mener et à enchaîner des réunions de façon efficace révèle une carence managériale, souvent due à un manque de formation et de rigueur des managers. Car c’est le management qui doit impulser les bonnes pratiques et donner l’exemple.
Le télétravail, comme échappatoire au micro-management et révélateur de confiance
Cette exemplarité se retrouve aussi dans la façon de surveiller le travail fait par les collaborateurs. Nombre d’entreprises souhaitent limiter au maximum le télétravail, car les managers veulent contrôler au plus près ce que font leurs subordonnés. Par crainte qu’ils ne travaillent pas assez ? Les études ont pourtant montré que le temps de travail était plus important chez soi que dans les bureaux : moins de pauses, pas de trajet pour se rendre au bureau, et donc moins de séparation entre temps de travail et temps de vie personnelle. Pourtant, paradoxalement, ces mêmes managers demandent à leurs équipes d’être les plus autonomes et responsables possible.
Mettre en place du télétravail est donc envoyer un signe de confiance aux membres de son équipe. Il s’agit, dans ce cas, d’un élément positif de la qualité managériale de l’entreprise.
A contrario, un collaborateur qui veut être 4 à 5 jours par semaine en télétravail peut être le révélateur d’une piètre qualité de son manager. En effet, rester chez soi devient le reflet de l’inutilité ou de la toxicité de ce dernier : “il ne m’apporte rien, je n’ai donc pas besoin de le voir.” Sans parler du malheureusement classique “moins je le vois, mieux je me porte.” Avoir un bon manager, c’est avoir quelqu’un qui fait progresser. Et donc être à son contact permet un progrès plus efficace et plus rapide. Dès lors, se rendre dans les bureaux pour retrouver son hiérarchique devient une évidence et un souhait.
Le télétravail, vecteur d’une perception biaisée de l’équilibre vie professionnelle / vie personnelle
Enfin, télétravailler serait meilleur pour l’équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle, au dire de bons nombres de télétravailleurs eux-mêmes. Pourtant, les études se multiplient et révèlent une toute autre situation.
Dans l’étude de l’Ugict évoquée ci-avant, il ressort pour 46 % des personnes interrogées, soit un peu moins d’une sur deux, que le temps et la charge de travail ont augmenté : davantage de sollicitations en dehors des plages de travail habituelles, moins de temps de pause (les réunions en visio s’enchaînent, quand passer d’une salle à l’autre permettait, malgré tout, de souffler un peu). Cette tension se ressent sur l’état psychique et psychologique des travailleurs : près d’une personne sur cinq, affiche un “syndrome dépressif” (source Ugict). Et ce chiffre explose chez les encadrants : plus d’un manager sur deux (56 %) se déclarait en décembre 2020 en “détresse psychologique”, selon une étude menée par Opinion Way pour Empreinte Humaine.
Le nombre d’arrêts de travail chez les managers explose en 2021. Là aussi, la qualité managériale de l’entreprise est mise en cause. Trop de managers se sont trouvés démunis en termes de maîtrise du management à distance, des outils mis en place et du changement de comportement qu’ils impliquent, etc. Les entreprises n’ont pas eu le temps ou pris le temps de former. Et ces formations manquent aussi aux collaborateurs. Sans compter l’absence de règles de bonnes conduites (sur les sollicitations hors horaires de travail par exemple). Et ces formations ne concernent pas que les outils, etc., mais surtout la compréhension et la maîtrise par les managers de leurs rôles et missions. Être manager est encore trop souvent considéré comme une récompense plutôt qu’un métier à part entière.
Quel impact sur le futur au travail ?
Mais au-delà de ces constats, il est important de regarder ce qui se profile dans un futur plus ou moins proche. L’éloignement des équipes, du fait d’un télétravail trop intensif par exemple, avec le temps, posera des problèmes d’appartenance à l’entreprise. Bon nombre de nouveaux embauchés n’ont rencontré personne en physique pendant des mois. Le risque que des talents partent s’accroît.
De plus en plus de managers expriment donc le besoin de reconnecter les membres de leur équipe, d’arriver à réaligner et à rembarquer tout le monde. D’aucuns ont ainsi mis en place des séminaires de rentrée, des “reconnecting days”. Cette nécessité, qui a forcément un coût puisqu’elle fait très souvent intervenir des animateurs extérieurs, sera révélatrice là aussi de l’importance que l’entreprise apporte à ce collectif nécessaire à la performance managériale.
Ce besoin de reconnexion est d’ailleurs naturel. Ainsi, chez les chimpanzés (espèce considérée comme très similaire à l’être humain) : ils se séparent pour certaines actions, et se réunissent pour d’autres ayant plus d’importance sociale, de façon à conserver la cohésion du groupe. Sans cela, les paléontologues expliquent que la fin constatée est en général l’extinction.
Le chamboulement dans les entreprises qu’est le télétravail est donc un révélateur très puissant de leur qualité managériale. Or, point d’entreprise performante sans une excellence managériale. Les décisions de mise en place ou non du travail à distance, ses modalités, doivent être pilotées comme un projet stratégique pour l’entreprise, et doit s’articuler avec la stratégie de cette dernière. La prise de recul y est nécessaire pour mener à bien les réflexions. Même si l’urgence peut parfois prévaloir, comme disait Talleyrand en se rendant au Congrès de Vienne : “doucement, doucement, je suis pressé”.